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22 décembre 2020

Revirement de jurisprudence en matière de responsabilité pénale des personnes morales dans le contexte d'une fusion-absorption

Dans un arrêt du 25 novembre 2020 (Crim., 25 nov. 2020, n°18-86.955), la chambre criminelle de la Cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence dont les conséquences pourraient être profondes pour les entreprises.

Appelée à se prononcer sur la question, déjà tranchée à plusieurs reprises par la jurisprudence, des conditions de la transmission de la responsabilité pénale entre personnes morales, la haute juridiction a considéré qu’en cas de fusion-absorption d’une société par une autre société entrant dans le champ de la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 1 relative à la fusion des sociétés anonymes, la société absorbante peut désormais être condamnée pénalement pour une infraction commise par la société absorbée avant l’opération de fusion-absorption.

Par cette importante décision, la Cour de cassation revient ainsi sur sa position antérieure pour la mettre en cohérence avec la jurisprudence européenne (I), et précise les conditions d’engagement de la responsabilité pénale d’une société absorbante et les peines susceptibles d’être prononcées à ce titre (II).

Un alignement avec la jurisprudence européenne

Conformément au principe selon lequel « nul n’est responsable pénalement que de son propre fait » (article 121-1 code pénal), il était traditionnellement déduit, par analogie avec le décès d’une personne physique, que la dissolution sans liquidation d’une société du fait de son absorption par une autre société entraînait l’extinction de l’action publique.2

Dans l’arrêt du 25 novembre, la Cour de cassation estime pourtant que « cette approche anthropomorphique de l’opération de fusion absorption doit être remise en cause car d’une part, elle ne tient pas compte de la spécificité de la personne morale, qui peut changer de forme sans pour autant être liquidée, d’autre part, elle est sans rapport avec la réalité économique. » (paragraphe 21).

De fait, il aura fallu les décisions de deux juridictions européennes pour que la haute juridiction française modifie son interprétation de l’article 121-1 du code pénal.

Dès 2015, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) statuait en faveur d’une transmission de la responsabilité contraventionnelle d’une société absorbée à une société absorbante au regard de la directive 78/855/CEE du Conseil concernant la fusion des sociétés anonymes et codifiée par la directive (UE) 2017/1132 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017.3

En dépit de cette décision, la Cour de Cassation a conservé dans un premier temps une approche stricte 4 fondée, d’une part, sur le principe de personnalité de la responsabilité pénale tel qu’interprété à la lumière de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, et d’autre part, sur le principe (dit de « l’effet direct partiel ») selon lequel les directives s'imposent aux pays de l'UE mais ne peuvent pas être invoquées par les pays membres contre un particulier. 5

C’est manifestement une décision de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) de 2019 6 qui incitera la Cour de cassation à revoir sa position. Dans cet arrêt Carrefour France c/ France, la CEDH a en effet jugé que « la société absorbée n'est pas véritablement " autrui " à l'égard de la société absorbante » et considéré, en invoquant notamment la notion de continuité économique, qu’il n’y avait pas d’atteinte au principe de la personnalité de la responsabilité pénale en cas d’amende civile infligée à la société absorbante du fait des agissements de la société absorbée.

Ainsi, à rebours de la jurisprudence qui était la sienne jusqu’à lors et qui considérait que la personnalité juridique d’une personne morale disparaissant avec sa dissolution, la responsabilité pénale d’une société absorbante ne pouvait se trouver engagée en raison d’une infraction qu’aurait commise une société absorbée, la Cour de cassation a choisi de reprendre à son compte, au visa notamment des dispositions de l’article L.236-3 du code de commerce7 , ce critère de la continuité économique de la société absorbée sans liquidation, pour proposer une nouvelle interprétation de l’article 121-1 du code pénal.

La chambre criminelle a ainsi estimé, dans son arrêt du 25 novembre, que « la continuité économique et fonctionnelle de la personne morale conduit à ne pas considérer la société absorbante comme étant distincte de la société absorbée, de sorte que l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme ne s’oppose pas à ce que l’article 121-1 du code pénal soit désormais interprété comme permettant que la première soit condamnée pénalement pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la seconde avant l’opération de fusion-absorption. » (paragraphe 25).

Les conséquences pratiques de l’arrêt

Si la Cour de cassation établit donc désormais le principe du transfert de la responsabilité pénale de la société absorbée à la société absorbante – ouvrant la possibilité, en d’autres termes, que la société absorbante puisse se voir condamnée pour des faits commis par la société absorbée préalablement à l’opération de fusion-absorption –, elle assortit toutefois ce revirement de jurisprudence d’un certain nombre de précisions particulièrement intéressantes :

  • la solution dégagée par la Cour ne s’applique qu’aux cas de fusions-absorptions d'une société par une autre entrant dans le champ de la directive (UE) 2017/1132 ;
  • elle concerne, comme le précise en particulier la note explicative adossée à l’arrêt de la chambre criminelle, aussi bien les sociétés anonymes que les sociétés par actions simplifiées ;
  • cette nouvelle interprétation, pour satisfaire au principe de prévisibilité juridique tiré de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme, ne s'appliquera qu'aux opérations de fusion postérieures au prononcé de l’arrêt, soit postérieures au 25 novembre 2020 ;
  • ce transfert de responsabilité pénale découlant de la transmission universelle du patrimoine de la société absorbée à la société absorbante, il ne permet que le prononcé de peines de nature patrimoniale, si bien que seules des peines d’amende et de confiscation pourront être prononcées à l’encontre de la société absorbante.

Ce faisant, la Cour de cassation a également souhaité réaffirmer sa position quant au régime particulier de la fraude à la loi, c’est-à-dire lorsque « l’opération de fusion-absorption a eu pour objectif de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale ».

La solution est, en la matière, bien connue : en cas de fraude, c’est la responsabilité pénale pleine et entière (toutes peines encourues) de toutes les sociétés, quelle que soit leur forme, qui peut être engagée, et ce même pour des fusions antérieures au 25 novembre 2020 – la chambre criminelle ayant précisé à cet égard que « sa doctrine, qui ne saurait ainsi constituer un revirement de jurisprudence, n’était pas imprévisible ». Et de rappeler qu’elle avait déjà traité à de nombreuses reprises de la notion de fraude à la loi commise à l'occasion d'une opération de fusion en matière de droit pénal des sociétés8.

Il reste que le revirement de jurisprudence du 25 novembre 2020 est suffisamment spectaculaire pour que les entreprises n’en tirent pas sans délai un certain nombre de conséquences pratiques. Une vigilance toute particulière s’impose ainsi plus que jamais, en cas d’opération de fusion-absorption, non seulement quant à l’identification lors de l’audit préalable des sources éventuelles de risque pénal au sein de la société cible, mais également aux déclarations et garanties apportées à cet égard dans l’accord de fusion.


1 Codifiée par la directive (UE) 2017/1132 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017
2
 Cass. Crim., 20 juin 2000, n° 99-86.742, Bull. Crim. 2000 n° 237
3
  CJUE, 5 mars 2015, Modelo Continente Hipermercados SA c/ Autoridade para as Condiçoes de Trabalho, aff. C-343/13
4
 Cass. Crim., 25 oct. 2016, nº 16-80.366
5
 CJCE, 5 avril 1979, Ministère public contre Tullio Ratti, , aff. n°C-148/78
6
 CEDH, 1er oct. 2019, Carrefour France c/ France, aff. n°37858/14
7
 Selon lesquelles « La fusion ou la scission entraîne la dissolution sans liquidation des sociétés qui disparaissent et la transmission universelle de leur patrimoine aux sociétés bénéficiaires, dans l'état où il se trouve à la date de réalisation définitive de l'opération ».
8
 Cass. Crim., 23 avril 1970, n° 68-91.333, Bull. Crim. n°144

 

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