La prescription biennale, à l'épreuve du temps : un enjeu entre protection des assurés et résilience sectorielle
Le débat sur la réforme de la prescription biennale en assurance, qui alimente les discussions du landerneau de l’assurance depuis de nombreuses années, continue de susciter des interrogations sans toutefois aboutir à des avancées concrètes. Alors que certains estiment que le moment est enfin venu d’adapter ce régime aux réalités contemporaines, d’autres y voient un simple marronnier régulièrement évoqué, mais rarement traduit en actions tangibles.
Pour mémoire, l’article L. 114-1 du Code des assurances, qui constitue le fondement de la présente réflexion, énonce, en son premier alinéa, que « toutes actions dérivant d’un contrat d’assurance sont prescrites par deux ans à compter de l’événement qui y donne naissance ». Cette disposition, dans sa rédaction actuelle, demeure inchangée depuis son adoption par la loi du 13 juillet 1930, consolidée dans sa version en vigueur depuis le 21 juillet 1976.
Cependant, dès 1990, la Cour de cassation, par le biais de ses différents rapports annuels, n’a cessé de préconiser une réforme de ce régime de prescription. Ces propositions visent notamment à remédier aux difficultés d’interprétation et d’application liées à cette prescription spéciale, qu’il s’agisse de la définition précise du point de départ du délai, de l’articulation des causes de suspension ou d’interruption, ou encore du respect des mentions obligatoires imposées aux assureurs.
La question de la prescription, si elle constitue un enjeu déterminant pour la protection des assurés, représente également un élément central pour l'industrie de l'assurance. En effet, elle influence directement les problématiques économiques et actuarielles, notamment le calcul des primes et des garanties, impactant l'équilibre financier des contrats et, par ricochet, la solvabilité des assureurs en France.
Dans ce contexte, s’impose la réflexion sur l’opportunité de clarifier les contours de la prescription biennale, sans pour autant céder à la tentation d’une refonte globale. Avant d’expliciter les différentes critiques formulées à l’encontre du dispositif actuel de la prescription biennale (3.), il conviendra de rappeler ses contours (1.) et de souligner la réduction progressive de son application (2.).
Fondement juridique et portée du principe de la prescription biennale
Sur le plan juridique, l’article L. 114-1 du Code des assurances énonce la règle fondamentale selon laquelle l’action de l’assuré contre l’assureur en paiement de la prestation d’assurance, tout comme celle de l’assureur contre l’assuré en paiement de la prime, se prescrivent par un délai de deux ans.
Plus précisément, du point de vue de l’assuré, cela signifie qu’il doit intenter une action contre l’assureur dans les deux ans suivant la connaissance du sinistre. De son côté, l’assureur, s’il agit en recouvrement des primes impayées, doit engager cette action dans un délai de deux ans à compter de la date de l’avis d’échéance des primes concernées. Il est établi que cette disposition est d’ordre public, ce qui exclut toute possibilité pour les parties d’y déroger contractuellement.
Ce faisant, ce délai biennal constitue une exception notable par rapport au droit commun de la prescription extinctive en matière mobilière, pour lequel le délai est fixé, en principe, à cinq ans par l’article 2224 du Code civil.
Le droit des assurances n’est toutefois pas la seule branche du droit à prévoir un délai de prescription réduit. En droit de la consommation par exemple, l’article L. 218-2 du Code de la consommation dispose notamment que « l’action des professionnels, pour les biens ou les services qu’ils fournissent aux consommateurs, se prescrit par deux ans ».
Il convient cependant de noter une différence majeure : en droit de la consommation, lorsque le consommateur est à l’origine de l’action, il bénéficie du délai de prescription de droit commun de cinq ans et n’est donc pas soumis à une prescription abrégée.
En droit des assurances, si le principe d’un délai biennal peut, à première vue, apparaître peu favorable à la partie présumée faible – l’assuré –, diverses atténuations viennent néanmoins tempérer cette rigueur, contribuant ainsi à maintenir un certain équilibre entre les parties.
En premier lieu, une première atténuation découle de l’article L. 114-2 du Code des assurances, qui élargit les causes d’interruption de la prescription biennale au-delà des dispositions ordinaires. Ainsi, l’assuré peut interrompre le délai simplement en adressant une lettre recommandée ou un envoi recommandé électronique avec accusé de réception. Ce simple acte suffit à faire courir un nouveau délai de même durée, offrant ainsi une souplesse notable pour protéger les droits de l’assuré.
En second lieu, une jurisprudence constante et stricte a renforcé les exigences pesant sur les assureurs, en imposant un rappel complet et détaillé des dispositions relatives à la prescription biennale dans les termes de la police d’assurance, conformément à l’article R. 112-2 du Code des assurances. En cas de manquement à cette obligation formelle, la prescription biennale devient inopposable à l’assuré, garantissant ainsi un équilibre supplémentaire en sa faveur. Ainsi, bien que la prescription biennale puisse, à première vue, sembler désavantageuse pour l’assuré, elle se révèle en réalité plus équilibrée qu’il n’y paraît.
Les limitations d’application
La prescription biennale constitue une des principales sources du contentieux en droit des assurances. Bien que le principe énoncé par le premier alinéa de prévue l’article L. 114-1 du Code des assurances puisse sembler d’une simplicité apparente, la pratique révèle une réalité tout autre, comme en témoigne l’abondance des litiges en la matière.
Face aux multiples difficultés d’application soulevées par cet article, la Cour de cassation, dans l’exercice de son pouvoir interprétatif, n’a eu de cesse d’en réduire la portée comme il le sera détaillé ci-après. Soulignons qu’à certains égards, le législateur français s’inscrit parfois dans ce même mouvement. En effet, depuis le 1er janvier 2023, la prescription a été portée à cinq ans pour les actions dérivant d’un contrat d’assurance relatives à des dommages résultant de mouvements de terrain consécutifs à la sécheresse-réhydratation des sols, reconnus comme une catastrophe naturelle (cf. Loi n° 2021-1837 du 28 décembre 2021 relative à l’indemnisation des catastrophes naturelles).
On peut notamment citer trois axes par lesquels elle a cherché, avec des résultats variés, à réduire la portée de l’article L. 114-1 du Code des assurances. Elle a tout d’abord fait preuve d’une rigueur particulière à l’égard des assureurs en cas de manquement à leurs obligations d’information relatives à la prescription (a.), a ensuite interprété de manière restrictive la notion d’actions découlant du contrat d’assurance (b.), et a enfin soulevé une question prioritaire de constitutionnalité sur cet article, reflétant les enjeux fondamentaux qu’il implique (c.).
L’inopposabilité de la prescription
Il est indéniable que l'instauration d'une sanction drastique en cas de manquement à l'article R. 112-1 du Code des assurances, lequel exige que les polices d’assurance « rappellent les dispositions (...) concernant (...) la prescription des actions dérivant du contrat d’assurance », a significativement restreint la portée de l’article L. 114-1 du même code.
Désormais, le non-respect de cette obligation formelle, entraînant l’inopposabilité de la prescription biennale, sans possibilité d'application subsidiaire du délai de prescription de droit commun, se traduit de facto par l’imprescriptibilité des actions intentées par un assuré insuffisamment informé contre son assureur. Dans ce cadre, la Haute Juridiction a été de plus en plus sévère dans l’application de cette obligation.
L’assureur doit rappeler dans la police : le délai biennal lui-même, ses différents points de départ visés par l’article L. 114-1, les causes d’interruption du délai biennal spécifiquement prévues par le Code des assurances ainsi que les causes ordinaires d’interruption de la prescription figurant dans le Code civil.
En outre, pour effectuer ce rappel, l’assureur ne peut s’en tenir à un simple renvoi aux textes, pas plus qu’il ne peut se contenter d’une présentation synthétique de ceux-ci ; il doit reproduire in extenso toutes les dispositions relatives à la prescription.
Toujours en ce qui concerne la reproduction de ces éléments dans la police, la Cour de cassation a aussi étendu le champ d’application de l’article R. 112-1 du Code des assurances, qui vise les branches 1 à 17 (non-vie) à l’assurance vie.
Il ne s'agit là pas du seul moyen par lequel la Cour de cassation restreint progressivement le champ d'application de la prescription biennale.
La notion d’« action dérivant d’un contrat d’assurance »
Outre l’élargissement des cas dans lesquels la prescription biennale peut être déclarée inopposable à l’assuré, la limitation de l’applicabilité de cet article s’est également manifestée par une interprétation restrictive de son champ d’application.
La Cour de cassation a ainsi affirmé, à plusieurs reprises, qu’elle adopte une « conception volontairement restrictive de la notion d’actions dérivant d’un contrat d’assurance » pour en réduire la portée, et ainsi délimiter plus précisément les actions soumises à la prescription biennale (cf. Rapport de la Cour de cassation, 2014, p. 258).
Dans le même courant jurisprudentiel, la Haute Juridiction a pu statuer que l’action en nullité d’un contrat d’assurance ou de ses avenants, fondée sur le dol de l’assureur ou de son mandataire et reposant sur des manœuvres antérieures à la conclusion du contrat, ne dérive pas du contrat d’assurance. En conséquence, ce type d’action ne relève pas de la prescription biennale prévue à l’article L. 114-1 du Code des assurances, mais de la prescription quinquennale du droit commun (Cass. 2e civ., 21 déc. 2023, n° 22-15.768).
Par l’introduction d’une QPC
La question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la Cour de cassation le 7 octobre 2021 s’inscrit dans une démarche subtilement stratégique visant à remettre en question la portée de l’article L. 114-1 du Code des assurances.
Dans sa décision (Cass. 2e civ., 7 oct. 2021, n° 21-13251), la Haute Juridiction a interrogé le Conseil constitutionnel sur la conformité de cette disposition aux principes fondamentaux de notre ordre juridique, initiant ainsi une réflexion approfondie sur son adéquation avec les garanties constitutionnelles, notamment en matière d’égalité devant la loi et de droit à une justice équitable.
Faisant preuve de pragmatisme pour les uns ou de conservatisme pour les autres, le Conseil constitutionnel a tranché en faveur de la conformité de l’article L. 114-1 à la Constitution, dans sa décision du 17 décembre 2021 (Cons. const., QPC, 17 déc. 2021, n° 2021-957). Il a estimé que le principe d’égalité ne prohibe pas l’établissement de régimes distincts par le législateur, pourvu que ces distinctions reposent sur des différences objectives et pertinentes propres aux situations qu’ils régissent.
Critiques et propositions de réforme
Dès 1990, la Cour de cassation, dans ses rapports annuels, n’a cessé de plaider en faveur d’une évolution de la prescription biennale en matière d’assurance, exprimant régulièrement son souhait d’en modifier les contours. Pour illustration de ce vœu que l’on qualifierait presque de pieu, les rapports de 1990, 1996, 1997, 2001 et 2022 ont sans cesse soulevé la question de la modification de l’article L. 114-1 du Code des assurances afin par exemple que l’existence de pourparlers entre les parties constitue une cause de suspension du délai de prescription.
En 2007, la Cour a modifié sa position en proposant que les pourparlers entre l’assureur et l’assuré ne soient plus une cause de suspension, mais d’interruption de la prescription biennale. Les rapports annuels de 2007 à 2012 ont ainsi suggéré que l’engagement de pourparlers interrompe le délai biennal, lequel recommencerait à courir à compter de la notification de la fin des pourparlers par lettre recommandée avec demande d’avis de réception.
À partir de 2016, la Cour de cassation a évolué dans sa réflexion en ne proposant plus une simple modification de l’article, mais l’abrogation pure et simple de la prescription biennale en matière d’assurance, au profit de l’application de la prescription quinquennale de droit commun, comme le montrent les rapports annuels de 2016, 2017, 2018 et 2020.
Dans son rapport de 2020, la Cour a suggéré d’aligner le délai de prescription en droit des assurances sur celui du droit commun, soulignant que cette modification permettrait d'éviter que les assurés ne soient pris au dépourvu par la brièveté du délai de deux ans jugé trop court.
Enfin, dans son rapport de 2022, la Cour de cassation a une nouvelle fois soulevé la question de la brièveté de ce délai et s'est interrogée sur la possibilité que cette contrainte temporelle puisse « pénaliser » l’assuré, posant ainsi la question de sa suppression éventuelle.
Sur le plan doctrinal, l'Association Internationale de Droit des Assurances (AIDA) a émis un rapport en date du 18 juin 2024, dont les conclusions divergent des propositions formulées par la Cour de cassation. L'AIDA défend en effet le maintien du délai de prescription abrégé, tout en soulignant que le Code des assurances est devenu « rigoureusement illisible ». Cette constatation incite l'Association à préconiser plusieurs réformes, notamment la fixation du point de départ de la prescription pour l'action contre l'assureur au jour du refus explicite opposé par ce dernier à l'auteur de la demande de garantie du sinistre, qu'il s'agisse du principe de couverture ou du paiement de la prestation.
Par ailleurs, certaines propositions doctrinales envisagent d'élargir les modalités d'interruption de la prescription, en permettant à l'intéressé d'interrompre celle-ci par l'envoi d'une simple lettre ou d'un courrier électronique, et non plus uniquement par une lettre recommandée avec accusé de réception.
En définitive, toute initiative visant à réformer la prescription biennale en droit des assurances devrait s'inscrire dans une approche nuancée, capable d'embrasser non seulement les enjeux juridiques, mais également les mécanismes prudentiels et actuariels essentiels qui sous-tendent l'équilibre de l’industrie. Une telle entreprise ne saurait se contenter d’une logique purement « pro consommateur » ; elle devrait au contraire viser un équilibre subtil entre les impératifs de protection des assurés et ceux relatifs à la pérennité économique et financière des assureurs.
Luc Bigel, avocat aux Barreaux de Paris et du Québec, Associé, Hamza Akli, avocat au Barreau de Paris, Counsel et Adeline Le Bihan, avocat au Barreau de Paris ; DLA Piper France LLP.