
20 mai 2025 • Lecture 19 minutes
L'action de groupe rénovée à l’épreuve des risques émergents : quelles mutations pour le contentieux assurantiel ?
1. Introduction : la réforme de l’action de groupe en France
L’action de groupe, introduite en droit français par la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation (dite loi Hamon), n’a longtemps existé que sous une forme limitée et peu efficace. Au fil des années, des régimes spécifiques ont été créés pour certains domaines (santé, discrimination au travail, environnement, protection des données personnelles, etc.), conduisant à une atomisation de l’outil contentieux. En 2020, un rapport parlementaire dressait un bilan décevant : seulement 35 actions de groupe avaient été intentées en dix ans d’existence, en partie à cause de la complexité et de la fragmentation des cadres juridiques disponibles. En pratique, le dispositif initial était jugé trop restrictif (champ d’application matériel limité, légitimation active réservée à quelques associations agréées, procédure lourde en deux phases, régime d’indemnisation à adhésion individuelle des victimes, etc.), ce qui expliquait son succès mitigé.
Face à ce constat et sous l’impulsion du droit de l’Union européenne, le législateur français a engagé une refonte du régime des actions de groupe. La directive (UE) 2020/1828 du 25 novembre 2020 sur les actions représentatives exigeait des États membres une adaptation de leur droit interne d’ici fin 2022, notamment pour prévoir des actions de groupe transfrontières et renforcer la transparence et la prévention des conflits d’intérêts. Plutôt que de se contenter d’une simple transposition minimaliste, le Parlement a choisi d’adopter un régime unifié et général de l’action de groupe, en profitant du projet de loi DDADUE (portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne) récemment adopté au printemps 2025. Ce texte, issu d’un compromis entre l’Assemblée nationale et le Sénat, substitue un cadre procédural unique aux sept régimes sectoriels existants, afin de donner un nouvel élan à l’action collective en France.
Le nouveau régime de l’action de groupe se caractérise par plusieurs innovations notables :
- Champ d’application universel – Désormais, l’action de groupe n’est plus limitée à certains secteurs prédéterminés (consommation, santé, environnement, etc.), mais devient ouverte pour toute matière, à l’exception notable des atteintes à la santé publique qui conservent leur régime propre. Cette extension du champ devrait permettre d’engager des recours collectifs dans des domaines émergents qui échappaient jusqu’alors à l’action de groupe.
- Légitimation active élargie – Le droit d’ester en justice pour le compte d’un groupe de victimes demeure réservé à des entités qualifiées, mais ces entités sont plus nombreuses. Outre les associations agréées (devant satisfaire à des critères d’indépendance et de transparence renforcés) pouvant agir pour la réparation des préjudices, les syndicats représentatifs peuvent également exercer l’action de groupe dans leur champ (par exemple en cas de discrimination dans l’emploi ou d’atteinte collective aux données personnelles des salariés). De plus, des associations non agréées justifiant de deux années d’existence pourront, quant à elles, agir aux seules fins de faire cesser un manquement (action en cessation). Notons que le Ministère public est également dorénavant habilité à introduire une telle action de groupe ce qui est particulièrement pertinent dans le cadre de la protection des populations et de l’environnement.
- Procédure harmonisée et efficacité accrue – Le législateur a uniformisé la procédure applicable, en mettant fin aux divergences qui existaient d’un régime à l’autre. Désormais, une même trame procédurale s’applique à toutes les actions de groupe, avec la possibilité pour le juge de filtrer dès l’origine les actions manifestement infondées (irrecevabilité précoce par ordonnance motivée) et de prononcer des mesures adaptées. Le jugement sur la responsabilité du défendeur détermine les modalités de réparation des préjudices des membres du groupe (indemnisation individuelle des victimes adhérentes au groupe, sauf accord transactionnel global le cas échéant). Par ailleurs, pour dissuader les abus, le tribunal peut également sanctionner par une amende civile les parties ayant agi de manière dilatoire ou frauduleuse (notamment le demandeur instrumentalisant l’action de groupe à des fins malveillantes).
- Financement par des tiers et publicité – Une nouveauté significative réside dans l’autorisation du financement de l’action de groupe par des tiers (tiers financeurs), pratique jusqu’alors mal encadrée en droit français. Un prochain décret devra préciser les conditions de ce financement extérieur pour éviter les dérives En outre, pour améliorer l’information du public et des justiciables, un registre national des actions de groupe sera tenu par le ministère de la Justice, offrant une visibilité sur toutes les procédures collectives en cours.
La réforme introduite par le législateur s’inscrit dans une volonté affirmée de renforcer l’effectivité des droits en matière de préjudices collectifs, en offrant aux justiciables, par l’intermédiaire de structures représentatives, un outil procédural rénové et unifié. Elle consacre ainsi un changement d’échelle dans l’appréhension du contentieux de masse en droit français. Si cette ambition peut être saluée du point de vue de l’accès à la justice, elle appelle, dans le même temps, une vigilance accrue de la part des professionnels du risque, au premier rang desquels figurent les acteurs du secteur assurantiel. En effet, l’extension des possibilités de recours collectif n’est pas sans incidence sur la fréquence et l’intensité des sollicitations indemnitaires adressées aux assureurs, notamment lorsqu’un même fait générateur affecte un grand nombre de personnes de manière homogène. À ce titre, la nouvelle action de groupe est susceptible de constituer un levier procédural déterminant dans la judiciarisation de risques dits émergents, caractérisés précisément par leur dimension répétitive, systémique ou cumulative. C’est à cette articulation entre le renouveau de l’action collective et la gestion assurantielle des risques émergents que la section suivante entend se consacrer.
2. Risques émergents et contentieux de masse : une menace systémique pour les assureurs non-vie:
Parmi les champs d’application promis à un développement accru de l’action de groupe figurent les risques émergents en assurance de dommages. Les risques dits émergents, bien qu’encore en cours de structuration sur les plans technique, réglementaire et assurantiel, présentent une caractéristique commune : leur capacité à générer des atteintes homogènes, répétitives ou diffuses, touchant simultanément un grand nombre de personnes physiques ou morales. Cette dimension cumulative, combinée à l’abaissement des seuils procéduraux induit par la nouvelle action de groupe, est de nature à faire évoluer leur traitement contentieux vers des logiques d’agrégation procédurale massives, au sein desquelles l’assureur – souvent en première ligne – voit son exposition radicalement transformée.
Risques cyber et atteintes massives à la confidentialité des données:
La croissance exponentielle des cyberattaques, qu’il s’agisse de vols de données à caractère personnel, d’atteintes à l’intégrité des systèmes d’information ou de blocages opérationnels par rançongiciel, constitue aujourd’hui un terrain particulièrement propice au contentieux collectif. Une brèche de sécurité affectant une plateforme numérique, un opérateur de services de santé ou un distributeur d’énergie peut exposer plusieurs centaines de milliers d’utilisateurs à un même type de préjudice, notamment moral, lié à la violation de leur vie privée. Dans un tel contexte, des associations de consommateurs ou de défense des libertés numériques pourraient utilement mobiliser la nouvelle action de groupe pour obtenir réparation. Cette judiciarisation, encore limitée à ce jour à quelques recours symboliques, pourrait connaître une expansion rapide à mesure que se structure le contentieux de la donnée, dans un environnement juridique désormais plus favorable aux victimes. Pour les assureurs, il s’agit non seulement d’envisager l’agrégation de sinistres cyber sur des bases nouvelles, mais aussi d’anticiper des dynamiques contentieuses susceptibles d’épuiser très rapidement les garanties souscrites, notamment dans le cadre de polices RC ou cyber intégrant des plafonds globaux de couverture.
Systèmes d’intelligence artificielle : du défaut technologique à la responsabilité en série:
L’essor des technologies d’intelligence artificielle (IA), qu’il s’agisse d’algorithmes décisionnels, de dispositifs embarqués ou de logiciels évolutifs, constitue une source de risque émergent complexe, tant sur le plan technique que juridique. L’un des enjeux majeurs réside dans le caractère systémique de certaines défaillances logicielles, susceptibles de produire des effets reproductibles sur un large spectre d’utilisateurs. Les contentieux potentiels touchent aussi bien aux dommages corporels (ex. : collision impliquant un véhicule autonome) qu’aux préjudices d’ordre économique ou moral (ex. : discrimination algorithmique).
À cet égard, la combinaison du nouveau régime de responsabilité des produits que nous analyserons plus avant ci-dessous et de l’action de groupe ouvre un espace inédit de judiciarisation.
PFAS et substances persistantes : vers un contentieux environnemental structuré
Les composés per- et polyfluoroalkylés (PFAS), couramment désignés sous le terme de « polluants éternels », illustrent de manière paradigmatique la montée en puissance du risque environnemental systémique. En France comme ailleurs, ces substances ont été massivement utilisées dans des applications industrielles variées (textile, emballage, produits ménagers), avant que leurs effets délétères sur la santé humaine et l’environnement ne soient révélés. La contamination de nappes phréatiques ou de zones agricoles, à proximité de sites industriels, a donné lieu à des actions contentieuses ponctuelles, notamment en responsabilité administrative ou en référé environnemental.
Désormais, la possibilité pour des riverains, des collectivités locales ou des associations de se constituer en groupe homogène pour agir en réparation, via la nouvelle action collective, introduit un changement d’échelle. L’enjeu assurantiel est double : il concerne à la fois les polices environnementales ou RC exploitation des industriels mis en cause, et la capacité des assureurs à provisionner des sinistres aux contours mouvants, dont le nombre de victimes est susceptible d’augmenter au gré des expertises scientifiques. À terme, ce type de contentieux pourrait se structurer sur un modèle analogue à celui observé dans l’affaire du glyphosate aux États-Unis ou à celui, emblématique, de l’amiante.
Pollution aux microplastiques : un contentieux encore diffus, mais à fort potentiel agrégatif
La problématique des microplastiques, bien que scientifiquement moins consolidée que celle des PFAS, représente un risque émergent significatif, à la croisée des enjeux sanitaires, environnementaux et industriels. Ces particules inférieures à 5 mm, issues de la dégradation de plastiques ou directement intégrées à des produits (cosmétiques, textiles), sont désormais détectées dans l’air, l’eau potable, les aliments, voire les tissus biologiques humains. Leur impact sanitaire reste controversé, mais les interrogations croissantes sur leur toxicité, leur bioaccumulation et leurs effets à long terme pourraient nourrir une demande de réparation fondée sur le principe de précaution et l’exposition involontaire à une substance potentiellement dangereuse.
Si la difficulté réside aujourd’hui dans l’attribution de responsabilité, du fait de la multiplicité des sources de pollution plastique, rien n’interdit d’envisager, à moyen terme, des actions de groupe dirigées contre des producteurs identifiables de microbilles, des industriels de la chimie plastique ou des exploitants de systèmes d’assainissement défaillants. Là encore, les implications assurantielles sont majeures, non seulement en termes de garanties mobilisables, mais aussi de soutenabilité financière des indemnisations dans l’hypothèse d’un contentieux de masse fondé sur l’exposition environnementale.
Contentieux industriels sériels : enseignements et perspectives
Au-delà des risques émergents proprement dits, plusieurs contentieux industriels récents illustrent, a posteriori, l'impact potentiel qu'aurait pu avoir l'introduction d'un régime d'action de groupe généralisé en matière de massification procédurale et d'impact assurantiel.
L'affaire du Dieselgate en est une illustration notable. En mars 2025, le tribunal judiciaire de Soissons a jugé recevable l'action de groupe intentée par l'association CLCV contre un constructeur automobile, ouvrant ainsi la voie à une éventuelle indemnisation de plusieurs centaines de milliers de clients particuliers du groupe en France. De même, l'affaire des pneumatiques défectueux pour poids lourds ayant causé plusieurs décès met en lumière les risques liés à des produits industriels défaillants.
Dans ces deux cas, l’existence d’une faille systémique touchant des milliers de consommateurs aurait pu, dans le cadre juridique rénové actuel, fonder une action de groupe nationale ou transfrontière, à fort effet agrégatif. Il en ressort une leçon claire pour les assureurs : dans un environnement où les incidents industriels peuvent rapidement se transformer en contentieux collectifs, la granularité de l’analyse des risques couverts et la capacité à détecter des schémas de sinistralité répétitive deviennent des compétences clés. Ce sont là les prémices d’une évolution structurelle du contentieux, dans laquelle le rôle de l’assurance se redéfinit à l’aune de l’anticipation procédurale et du traitement stratégique de la masse.
Ces risques émergents présentent tous une caractéristique commune : leur propension à générer des dommages diffus, récurrents ou multiples, affectant simultanément un grand nombre d’individus. Cette dimension cumulative, inhérente à leur nature systémique, favorise l’émergence de revendications indemnitaires de masse, autrefois éparses et désormais susceptibles d’être concentrées dans le cadre d’un contentieux unique. En ce sens, la nouvelle action de groupe constitue un vecteur procédural particulièrement adapté à la structuration de telles demandes, en ce qu’elle permet d’agréger juridiquement des situations individuelles pour en faire un litige collectif d’ampleur. Ce changement de paradigme transforme des sinistres jusqu’alors isolés, gérables au cas par cas, en véritables contentieux de masse, engageant potentiellement la responsabilité d’un même assuré à l’égard de centaines, voire de milliers de demandeurs.
Pour les assureurs, en particulier dans le secteur non-vie, cette évolution implique un relèvement significatif du niveau d’exposition, tant sur le plan financier que stratégique. Elle impose une révision des équilibres techniques et contractuels : cela peut passer par l’adaptation des garanties, la redéfinition des clauses de limitation ou d’agrégation des sinistres, mais aussi par une gestion prudentielle renforcée, incluant des dispositifs de provisionnement, d’alerte et de gestion de crise. En outre, l’organisation contentieuse du recours collectif — souvent soutenue par des financeurs spécialisés, pilotée par des structures rompues à la stratégie judiciaire de masse et fortement médiatisée — modifie le rapport de force traditionnel entre assureur et demandeur. Face à une telle asymétrie potentielle, la mise en place de stratégies de défense anticipées, coordonnées et juridiquement robustes devient un impératif.
3. La directive (UE) 2024/2853 sur les produits défectueux : catalyseur du contentieux collectif en matière de risques technologiques ?
La réforme du régime de responsabilité du fait des produits défectueux opérée par la directive (UE) 2024/2853 du 23 octobre 2024, publiée au Journal officiel de l’Union européenne le 18 novembre suivant, s’inscrit dans une logique de modernisation profonde du droit applicable aux produits intégrant des technologies complexes. Cette refonte, qui abroge la directive 85/374/CEE, entend répondre aux défis posés par la numérisation croissante des produits, l’essor de l’intelligence artificielle, la globalisation des chaînes d’approvisionnement et l’évolution des usages par les consommateurs.
La directive étend expressément la notion de produit à des entités immatérielles telles que les logiciels autonomes, les mises à jour logicielles ou les fichiers de production numérique, et adapte les critères d’évaluation du défaut de sécurité en intégrant, notamment, les obligations de cybersécurité et la capacité des produits à évoluer dans le temps. Par ailleurs, elle élargit le périmètre des dommages indemnisables, assouplit la charge de la preuve à l’égard des victimes et encadre plus strictement les causes d’exonération traditionnellement invoquées par les fabricants. Si ces évolutions tendent à améliorer substantiellement l'accès à la réparation, elles s’accompagnent mécaniquement d’un renforcement du risque contentieux pour les producteurs, et, par ricochet, pour leurs assureurs. Or, c’est précisément en lien avec le nouveau régime de l’action de groupe tel qu’instauré en droit français par la loi DDADUE que ce risque prend une dimension singulière, en ce qu’il permet désormais d’agréger à grande échelle des préjudices individuels auparavant atomisés.
En d’autres termes, la directive (UE) 2024/2853 ne modifie pas seulement les conditions de fond de la responsabilité produit ; elle constitue un véritable levier procédural pour les actions collectives à venir, en abaissant les barrières probatoires et en élargissant le cercle des victimes potentiellement indemnisables. Associée à une action de groupe bien conduite, cette évolution est de nature à transformer des litiges techniques ponctuels en contentieux systémiques, à forts enjeux financiers et réputationnels.
Ce couplage normatif – entre droit matériel rénové et procédure d’action de groupe étendue – est d’autant plus redoutable dans les secteurs où l’effet de série est structurel : automobile connectée, dispositifs de santé numériques, plateformes de services en ligne, objets intelligents. La complexité croissante des chaînes de valeur, combinée à la pluralité des intervenants (concepteurs de logiciels, assembleurs, distributeurs), rend la localisation de la responsabilité plus diffuse, mais ne permet pas à l’assureur de s’exonérer : la directive prévoit, en effet, que l’importateur, le distributeur ou le mandataire du producteur au sein de l’Union peuvent être tenus pour responsables à défaut d’identification claire du fabricant principal.
Dans ce contexte, l’action de groupe devient le bras armé du nouveau régime de responsabilité, dans un environnement juridique plus favorable aux victimes, notamment en matière transfrontière (la directive (UE) 2020/1828 autorise désormais les actions collectives coordonnées dans plusieurs États membres). Il en résulte un changement d’échelle du contentieux produit, où la combinaison d’un fondement juridique rénové et d’un cadre procédural plus efficient accroît significativement l’exposition des assureurs, tant en fréquence qu’en intensité.
Il apparaît donc impératif, pour les acteurs du secteur assurantiel, d’anticiper les effets conjugués de ces deux textes. Cela suppose, d’une part, une révision attentive des garanties en responsabilité civile produit, à travers une adaptation des clauses de définition du fait générateur, de plafonnement global et d’agrégation des sinistres. Et d’autre part, une montée en compétence sur les enjeux propres aux recours collectifs, qui imposent une défense juridiquement structurée, techniquement documentée et stratégiquement coordonnée. Sans cette anticipation, le risque est réel de voir émerger une nouvelle génération de contentieux, à très haute intensité juridique et financière, dans laquelle les assureurs pourraient être tenus de répondre pour des séries de dommages d’une ampleur jusqu’alors inédite en droit français.
4. Conclusion : nouveaux réflexes pour les assureurs face à l’essor du contentieux de groupe
L’ensemble de ces évolutions légales et jurisprudentielles place les assureurs français devant un changement d’échelle du contentieux. Alors que les dix dernières années avaient montré une activité modérée en matière d’actions de groupe, les réformes récentes pourraient ouvrir la voie à une vague de recours collectifs, en particulier sur les risques émergents où la demande sociétale de réparation est forte (environnement, technologies, santé). Pour les assureurs, et notamment les directions juridiques, contentieuses et techniques, il est indispensable d’adopter de nouveaux réflexes pour prévenir et maîtriser ces enjeux contentieux contemporains.
Quelques axes stratégiques peuvent être mis en avant :
- Adaptation des clauses contractuelles : Les polices d’assurance doivent évoluer pour intégrer explicitement le risque d’action de groupe. Cela peut passer par des clauses de limitation de garantie en cas de recours collectif (par exemple en précisant qu’une série de réclamations liées à une même cause sera traitée comme un seul sinistre avec un plafond global), des exclusions ciblées sur certains risques systémiques difficilement quantifiables (ex : exclusion ou sous-limite pour les dommages de pollution diffuse type PFAS ou microplastiques, ou pour les atteintes purement économiques causées par un logiciel), ou encore des conditions de déclaration accrues (imposant à l’assuré de notifier l’assureur dès qu’un groupe de victimes se manifeste, afin de permettre une réponse anticipée).
- Veille réglementaire et anticipation : Dans un environnement légal en mutation rapide (nouvelles lois, nouvelles directives européennes, jurisprudence émergente sur les actions collectives), les assureurs doivent renforcer leur veille juridique. Identifier tôt les évolutions (par exemple le futur règlement européen sur l’IA, les lois nationales sur les énergies vertes ou les substances toxiques, etc.) permet d’ajuster en amont les produits d’assurance et les tarifications. De même, la veille des signaux faibles (nouvelles revendications d’associations, tendances contentieuses à l’étranger) est cruciale.
- Cartographie et pilotage des expositions : Enfin, sur un plan plus général, il est impératif pour les assureurs de mieux connaître leur portefeuille et d’identifier les points de vulnérabilité en termes de risque contentieux de masse. Cela passe par une cartographie fine des risques assurés : localisation des risques systémiques (par exemple, combien de sites industriels fortement exposés à un litige PFAS sont couverts ? quels grands gérants de données personnelles sont assurés pour une potentielle action de groupe en cas de fuite massive ?), évaluation des montants agrégés potentiellement en jeu, analyse de la corrélation entre les garanties (un même événement peut toucher plusieurs branches d’assurance). Sur cette base, des politiques de souscription prudentes peuvent être élaborées (par exemple, limiter les capacités offertes ou imposer des franchises élevées sur les garanties ciblées, mutualiser certains risques via la réassurance ou des pools de coassurance pour diluer l’impact financier). L’objectif est de ne pas subir le risque contentieux, mais de le modéliser et de le gérer de manière proactive.
Conclusion – Vers une reconfiguration stratégique du rôle de l’assureur face au contentieux collectif des risques émergents
La convergence entre un régime de responsabilité substantiellement modernisé – en particulier à travers la directive (UE) 2024/2853 – et un dispositif procédural profondément renouvelé en matière d’action de groupe, induit une transformation qualitative du paysage contentieux contemporain. L’introduction d’un cadre unifié et plus accessible pour les recours collectifs, couplée à l’abaissement des barrières probatoires dans les contentieux technologiques, ouvre la voie à une multiplication de litiges systémiques d’une ampleur jusqu’ici inédite dans le contexte juridique français. Ce phénomène, loin d’être purement théorique, présente des implications concrètes et immédiates pour les acteurs du marché de l’assurance, qui se trouvent désormais placés au cœur de cette nouvelle architecture du risque.
Dans ce contexte, la massification potentielle des demandes, leur structuration procédurale dans le cadre d’actions collectives, et leur judiciarisation croissante exigent une montée en compétence globale sur les dimensions contentieuses du risque émergent. Il ne s’agit pas uniquement de réagir à l’apparition d’un contentieux collectif, mais d’intégrer en amont la dimension contentieuse dans la conception même des produits assurantiels, la rédaction des clauses de garantie et d’exclusion, la modélisation des expositions cumulées et la stratégie de défense. Cette évolution invite à une redéfinition du rôle de l’assureur, non plus comme simple payeur en second rang d’un sinistre survenu, mais comme acteur stratégique de la prévention contentieuse. Cela passe notamment par l’accompagnement des assurés dans la mise en place de dispositifs internes de gouvernance des risques (cartographies d’exposition, audits technologiques, dispositifs de conformité réglementaire), par une veille juridique active sur les mutations normatives européennes, et par la participation, directe ou via les fédérations professionnelles, aux travaux législatifs et doctrinaux sur l’assurabilité des nouveaux risques collectifs.
Cette posture proactive est d’autant plus nécessaire que le modèle assurantiel repose, en dernière analyse, sur la confiance – celle des assurés, des marchés, et plus largement du corps social dans la capacité de l’assurance à absorber les chocs collectifs. Or, les risques émergents – qu’ils soient environnementaux, technologiques ou sanitaires – se caractérisent précisément par leur effet systémique, leur incertitude structurelle et leur potentiel de déstabilisation financière. L’enjeu n’est donc pas seulement celui de la soutenabilité technique des garanties proposées, mais celui, plus fondamental encore, de la résilience du secteur face à une nouvelle grammaire du contentieux, marquée par la transversalité des responsabilités et l’agrégation des revendications. En définitive, le changement d’échelle auquel les actions de groupe et les réformes européennes nous confrontent appelle, de la part du monde assurantiel, une reconfiguration de ses réflexes professionnels, de ses outils contractuels et de ses méthodes contentieuses. Il en va de la capacité du secteur à demeurer un régulateur efficace du risque dans une société de plus en plus traversée par des revendications collectives structurées et juridiquement armées.