28 septembre 2021

L’émoi en entreprise, « C’est pas des LOL »

Lorsque l’on demande à un salarié s’il peut être sanctionné par son employeur pour des faits relevant de sa vie privée, il pourrait être tenté de chantonner « Je fais ce que je veux, Je veux, je veux, je veux ».

La réalité est plus nuancée et deux principes cohabitent.

D’un côté, le salarié ne peut effectivement pas être sanctionné pour un fait relevant de sa vie privée. La jurisprudence est constante. Encore récemment, la Cour d'appel de Caen a rappelé que le licenciement disciplinaire pour des faits relevant de la vie personnelle était nécessairement sans cause réelle et sérieuse (CA Caen 11 août 2021, n°20/00722).

De l’autre, les juridictions valident le licenciement, non disciplinaire, d’un salarié lorsque les faits relevant de sa vie privée causent un trouble objectif caractérisé au sein de l’entreprise.

Ce n’est donc pas pour les faits en eux-mêmes, peu important leur gravité, que le salarié peut être licencié par son employeur, mais bien pour l’écho que ces faits trouveront au sein de la société. On parle d’un licenciement du fait de l’ « émoi » suscité au sein de l’entreprise.

Les exemples traditionnels de jurisprudence de cet émoi, principalement des condamnations pénales de salariés suscitant l’émoi au sein de leur employeur actuel, paraissent éloignés des situations actuelles.

En effet, c’est désormais par les réseaux sociaux que le scandale arrive.

Plusieurs exemples récents ont ainsi défrayé la chronique. Citons notamment un salarié du cabinet EY (anciennement Ernst & Young) qui avait tenu des propos racistes sur Snapchat ou deux salariés du Slip Français qui s’étaient grimés en noir lors d’une soirée « Viva Africa ». Plus récemment, le journaliste Pierre Ménès s’est également trouvé dans la tourmente médiatique suite à la révélation de son attitude sexiste à l’égard de journalistes de la chaine Canal+, ayant mené à son départ négocié de la société, des faits pourtant anciens et connus de son employeur.

La mécanique est bien huilée : des internautes repèrent des comportements offensants, harcelants ou discriminants, qu’ils affichent publiquement sur internet, sur la pratique du « name and shame ». S’en suit un emballement sur les réseaux sociaux, voire dans la presse pour les dossiers les plus médiatiques.

Les employeurs et leurs dirigeants sont interpellés sur leurs réseaux sociaux par les internautes et associations de défense, qui exigent du sang et le licenciement des salariés concernés, et appellent à boycotter les marques employant ces salariés

Dans ce tourbillon, les employeurs n’ont d’autre choix que d’agir, mais leur marge de manœuvre est réduite, comme vient de l’illustrer le Conseil de prud'hommes de Paris.

Ce dernier a en effet rendu trois jugements aux solutions contradictoires dans trois dossiers d’une même affaire, l’affaire dite de la « Ligue du LOL », dans lesquels les salariés contestaient leurs licenciements. Le Conseil a débouté un salarié, a renvoyé en départage un second dossier et a jugé sans cause réelle et sérieuse le licenciement survenu dans le dernier dossier.

La Ligue du LOL est, pour reprendre la définition donnée par le site CheckNews ayant dénoncé son existence au mois de février 2019, « le nom d’un groupe privé Facebook, créé par Vincent Glad à la fin des années 2000. Y ont figuré, et y figurent encore, une trentaine de personnes pour la plupart issues de nombreuses rédactions parisiennes, du monde de la publicité ou de la communication ».

Les membres de la Ligue du LOL ont été accusés d’avoir pratiqué du cyber-harcèlement et des raids au début des années 2010, particulièrement sur twitter, à l’encontre de personnalités, majoritairement féminines.

Au mois de février 2019, la révélation de l’existence de cette Ligue et de ses agissements a créé un profond émoi dans les rédactions parisiennes et un questionnement sur la place de la femme au sein de ces rédactions.

Un certain nombre de rédactions ont licencié les membres de la Ligue du LOL, qui ont contesté leur licenciement devant le Conseil de prud'hommes, donnant lieu aux trois affaires précitées.

Le premier jugement (5 novembre 2020) a été rendu dans le dossier du journaliste Alexandre Hervaud, ex-chef adjoint au Web, licencié par Libération.

Le Conseil de prud'hommes a rejeté la contestation de son licenciement, relevant que « la société fournit des extraits de courriels de lecteurs qui mettent en cause la crédibilité du journal et qui menacent de résilier leur abonnement », ajoutant que la « fonction de journaliste et la déontologie qui devrait s'y attacher doit aussi être prise en compte pour mesurer la nature du trouble ».

Le Conseil a considéré que les agissements avaient des « conséquences en termes d'image (mise en cause de l'éthique d'un quotidien d'audience nationale, voire internationale, et de sa ligne éditoriale) et en termes financiers (désabonnements de lecteurs, désengagements des annonceurs - cf. pièces n°24 et n°34 du défendeur) », jugeant qu’il y avait là « un trouble objectif causé à l'entreprise par le comportement considéré comme déplacé de la part du salarié, comportement qui, pour ne pas être constaté dans l'exercice professionnel, pouvait néanmoins, incontestablement, être rattaché par le grand public à sa responsabilité dans le domaine du Web au quotidien LIBERATION, et pouvait donc nuire tant financièrement que moralement à l'employeur ».

Dans le second dossier, qui avait à juger la contestation du licenciement de Vincent Glad, ex-pigiste au sein du journal Libération et créateur de la Ligue du LOL, le Conseil de prud'hommes a renvoyé l’affaire en départage (17 décembre 2020).

Une hypothèse avancée pour expliquer la différence entre les deux salariés d’un même journal serait que Vincent Glad n’était pas salarié du journal Libération au moment de la création de la Ligue du LOL, à la différence d’Alexandre Hervaud. Pourtant, l’émoi suscité au sein de Libération semble avoir été le même.

Dans le troisième jugement daté du 3 septembre 2021, le Conseil de prud'hommes a jugé que le licenciement de l’ex-rédacteur en chef du journal Les Inrocks, David Doucet, était sans cause réelle et sérieuse, lui octroyant environ 45.000 euros d’indemnisation.

Le Conseil a relevé « l’absence de désabonnements, de lien commercial avec des annonceurs », dont a témoigné la comptable des Inrocks.

La motivation du jugement apparaît critiquable : si le retentissement peut se mesurer par rapport aux conséquences qu’il a eu à l’extérieur de l’entreprise, il convient également de s’intéresser au retentissement et à l’émoi qu’il a suscité en interne, au sein de la Société. Enfin, on pourrait arguer que c’est justement l’action rapide de la société qui a permis d’endiguer des désabonnements et le désengagement des annonceurs.

Ces dossiers devraient tous être jugés par un juge professionnel (appel ou départage). Gageons que ces derniers sauront redonner un peu de cohérence à ces décisions contradictoires.

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