
19 juin 2022 • Lecture d'25 minutes
Lanceurs d'alerte en entreprise : entre l'ambition d'élargissement du statut et la nécessité d'un encadrement du régime général de protection
Wikileaks, Panama Papers, Facebook, Theranos, etc. Autant de scandales qui ont agité l’actualité internationale récente mettant en avant le rôle des lanceurs d’alerte ou whistleblowers en anglais. Présenté comme le Cinquième Pouvoir, ceux-ci dénoncent des illégalités ou des manquements à l’intérêt général dans les entreprises privées ou des institutions publiques. Contrairement à ses voisins européens, la France a tardé à se doter d’une réglementation sur l’alerte professionnelle. Il faut reconnaitre que le lanceur d’alerte n’a pas forcément bonne presse dans notre pays. Il reste aujourd’hui encore assimilé à un délateur, y compris au sein de l’entreprise, et renvoie à une certaine période troublée de notre histoire ...
En 2005, la CNIL avait même refusé d’autoriser les dispositifs d’alerte professionnelle, qu’elle qualifiait alors de « systèmes organisés de délation professionnelle ». Il a donc fallu attendre 2007 pour que le législateur française se décide enfin à poser un premier cadre juridique à l’alerte éthique en entreprise via la loi n° 2007-1598 du 13 novembre 2007 relative à la lutte contre la corruption. Le législateur français a ensuite complété son dispositif légal sur les lanceurs d’alerte en empilant des lois sectorielles les unes sur les autres dans des domaines aussi variés que le secteur financier, l’atteinte à la santé publique et à l’environnement ou la prévention des conflits d’intérêts.
La Cour de cassation avait donc cherché à pallier l’absence de cadre législatif général sur l’alerte éthique en entreprise en cherchant, tout d’abord, à protéger l’effectivité du recours au juge par le lanceur d’alerte. C’est ainsi qu’elle a jugé, à partir de 2013, que toute mesure ou sanction prise par l’employeur et visant à sanctionner le salarié parce qu’il avait engagé une action en justice, le concernant directement ou concernant l’un de ses collègues, devait être annulée en ce qu’elle porte atteinte à une liberté fondamentale, celle d’agir en justice. (Cass. soc. 6 février 2013, n° 11-11.740)
Par ailleurs, la Cour de cassation protège de façon effective le droit du lanceur d’alerte de dénoncer des agissements illégaux en se fondant sur l’article 10 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales relatif à la liberté d’expression. Ainsi, dans un arrêt du 30 juin 2016, la Cour de cassation a posé les fondements de la protection du lanceur d’alerte: « en raison de l’atteinte qu’il porte à la liberté d’expression, en particulier au droit pour les salariés de signaler les conduites ou actes illicites constatés par eux sur leur lieu de travail, le licenciement d’un salarié prononcé pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits dont il a eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions et qui, s’ils étaient établis, seraient de nature à caractériser des infractions pénales, est frappé de nullité. » (Cass. soc., 30 juin 2016, n° 15-10.557)
Mais, pour bénéficier de cette protection, la chambre sociale de la Cour de cassation a précisé le 4 novembre 2020, qu'un salarié ne peut bénéficier du statut du lanceur d'alerte (antérieur à la loi du 9 décembre 2016), si les faits commis par l'employeur ne sont pas qualifiables de délit ou de crime. La Cour refuse, par cette décision, d'étendre cette protection au salarié licencié pour avoir fait un usage contesté de sa liberté d'expression. (Cass. soc. 4 novembre 2020, n° 18-15.669)
La loi dit « Sapin 2 » du 9 décembre 2016 a alors institué un statut général des lanceurs d'alerte, en lieu et place des dispositions éparses existant auparavant en droit français sur ce sujet (Loi n° 2016-1691, 9 déc. 2016, Sapin 2, chap. II, « De la protection des lanceurs d'alerte », article 6 à 16).
Ainsi, le législateur a créé un statut et une protection générale au lanceur d’alerte qui est « une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit […] dont elle a eu personnellement connaissance ».
A cet effet, la loi Sapin 2 interdit toutes représailles du lanceur d'alerte. Aucune mesure ne peut être prise visant à préjudicier le lanceur d'alerte, comme par exemple le licencier, l'écarter d'une procédure de recrutement, ou lui retirer une promotion envisagée.
Par un arrêt rendu le 8 juillet 2020, la Cour de cassation a néanmoins précisé que la protection liée à la dénonciation de faits qui se révèlent faux est écartée si le salarié a agi de mauvaise foi, caractérisée par la connaissance de la fausseté des faits dénoncés. (Cass. soc., 8 juillet 2020, n° 18-13.593)
En parallèle, dans un arrêt inédit du 27 avril 2022, le Conseil d'État précise également ses modalités de contrôle du licenciement pour faute d’un salarié protégé lanceur d’alerte. Selon le Conseil d’Etat, sur la base de l’article L. 1132-3-3 du Code du travail, la protection du lanceur d’alerte ne s’applique au salarié protégé que si les 3 conditions suivantes sont réunies:
- si les faits dénoncés sont susceptibles de recevoir la qualification de crime ou de délit;
- si le salarié en a eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions; et
- s'il peut être regardé comme ayant agi de bonne foi.
Lorsque ces 3 conditions sont remplies, l'autorité administrative saisie d’une demande d’autorisation de licenciement doit refuser d'autoriser la rupture du contrat du salarié protégé. Dans cette affaire, la Cour Administrative d'Appel de Paris (CAA) avait relevé que « les accusations relatives à des abus de biens sociaux et à des détournements de fonds n'étaient étayées par aucun élément probant et mettaient en cause la probité de salariés nommément désignés ainsi que la réputation et l'image de la société, le fait qu'elles eussent été formulées dans le cadre des fonctions syndicales de l'intéressé n'étant pas de nature à leur ôter leur caractère fautif ». La CAA en avait alors déduit que « ces faits constituaient une faute suffisamment grave pour justifier le licenciement ». Pour le Conseil d'État, le CAA a commis une erreur de droit, son contrôle devant porter sur les 3 points du statut de lanceur d’alerte et non pas sur la preuve de la réalité des faits allégués. (Conseil d’Etat, 27 avril 2022, n° 437735)
Par ailleurs, au niveau européen, la Directive UE 2019/1937 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l'Union a été adoptée le 23 octobre 2019. Cette directive a pour objectif d'uniformiser les régimes des États membres et apporter une protection supplémentaire aux lanceurs d'alertes. Cette volonté d’harmonisation juridique par le haut est donc l'objet de cette directive pour toute l'Union européenne. C’est ainsi que le législateur français a transposé cette directive via la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d'alerte. Cette loi entrera en vigueur au 1er septembre 2022.
Sans modifier, sur le fond, le cadre juridique institué par la loi « Sapin 2 », cette nouvelle loi du 21 mars 2022 donne une nouvelle définition du lanceur d’alerte avec un objectif de préciser son contour : « est une personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l’intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d’une violation d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, du Droit de l’Union européenne, de la loi ou du règlement ».
Dans la définition actuelle, l’alerte doit être faite « de manière désintéressé ». Désormais, elle devra être faite « sans contrepartie financière ». Par ailleurs, la « condition de gravité » des menaces ou préjudices pour l’intérêt général, des violations d’engagements internationaux, de la loi ou du règlement, est supprimée et sont ajoutés à la liste des actes pouvant être dénoncés les violations du droit de l’Union européenne et les tentatives de dissimulation des violations listées dans cet article.
Autre nouveauté : aujourd’hui, le lanceur d’alerte doit avoir personnellement connaissance des faits faisant l’objet de l’alerte. Cette condition sera bientôt réservée au cas où les informations n’auraient pas été obtenues dans le cadre de l’activité professionnelle.
Le statut protecteur du lanceur d’alerte contre des éventuelles mesures de rétorsion sera étendu à un certain nombre de personnes dont les « facilitateurs », c’est-à-dire les personnes physiques de droit privé à but non-lucratif (associations et organisations syndicales notamment) qui aident le lanceur d’alerte dans le signalement et la divulgation des informations relatives aux faits répréhensibles, et les personnes physiques en lien avec un lanceur d’alerte et risquant de faire l’objet de représailles dans le cadre professionnel (collèges et proches).
La loi du 21 mars 2022 a également renforcé et élargi le rôle du Défenseur des droits en matière de signalement d'alerte. Outre son rôle d'orientation, le Défenseur des droits est désormais chargé d’informer et conseiller les lanceurs d’alerte et de "défendre" leurs droits et libertés. C’est dans ce contexte que Madame Cécile Barrois de Sarigny a été nommée le 16 avril dernier, adjointe à la Défenseure des Droits, Madame Claire Hedon, en charge de l’accompagnement des lanceurs d’alerte.
A l’heure actuelle, en mai 2022, pour bénéficier du statut protecteur, le lanceur d’alerte doit respecter une procédure stricte en 3 grandes étapes successives :
- le lanceur d’alerte doit d’abord porter le signalement en interne à la connaissance du supérieur hiérarchique direct ou indirect de l’employeur ou d’un référent désigné par ce dernier;
- ensuite, si ce supérieur hiérarchique ou référent n’a pas vérifié la recevabilité du signalement dans un délai raisonnable, le lanceur d’alerte peut informer l’autorité judiciaire ou administrative ou l’ordre professionnel;
- enfin, à défaut de traitement de l’alerte par ces autorités dans les 3 mois, le lanceur d’alerte peut rendre l’alerte publique.
Il est néanmoins possible en cas de danger grave et imminent ou en cas de risque de dommages irréversibles de porter directement le signalement devant les autorités précitées et de rendre l’alerte publique. A compter du 1er septembre prochain, le lanceur d’alerte pourra choisir de saisir, au choix, le supérieur hiérarchique (ou le référent) ou directement l’une des autorités susvisées.
A cet égard, les entreprises d’au moins 50 salariés devront compléter leur règlement intérieur pour y inscrire l’existence du dispositif de protection des lanceurs d’alerte mis en place. Elles devront également mettre en place une procédure de recueil et de traitement des signalements. Toutefois, le texte ne prévoit aucune sanction en cas d’absence de dispositif d’alerte interne.
Pour les entreprises de moins de 250 salariés, elles pourront mettre en commun leurs procédures de recueil et de traitement des signalements dans le respect de conditions qui seront fixées par décret à paraitre. Cette disposition vise à alléger les obligations pesant sur les moyennes entreprises, qui disposent de moins de ressources. Cette faculté ne s’applique pas aux groupes de sociétés employant au total plus de 250 salariés. La Commission européenne, interpellée par plusieurs entreprises, a indiqué dans une lettre en date du 2 juin 2021 que la mutualisation des ressources n'était possible que pour les sociétés comptant entre 50 et 249 salariés, indépendamment de leur appartenance à un groupe de sociétés. (Comm. UE, dir. 2019/1937, 23 octobre 2019, art. 8-6)
La loi du 21 mars 2022 liste les autorités auprès desquelles le lanceur d’alerte pourra adresser un signalement. Le texte sera complété par un décret qui déterminera notamment les garanties d’indépendance et d’impartialité de la procédure, les délais de retour d’information, les modalités de clôture des signalements, etc.
Le régime protecteur du lanceur d’alerte est également renforcé. En effet, l'article 6 de la loi du 21 mars 2022 consacre l'irresponsabilité civile du lanceur d'alerte pour les préjudices pouvant découler de son alerte effectuée de bonne foi. Dès lors que le lanceur d'alerte pouvait raisonnablement considérer que le signalement ou la divulgation publique des informations considérées était nécessaire à la sauvegarde des intérêts en cause, il ne pourra être tenu civilement responsable des dommages causés par celles-ci. Toutefois, la responsabilité pénale du lanceur d’alerte et celle de ses complices restera maintenue pour toute accès aux informations qui ne serait pas faite « de manière licite ». Autrement dit, le lanceur d'alerte qui signalerait des faits auxquels il aurait eu accès en mettant sur écoute des membres de la direction, ou en accédant à des dossiers informatiques dont l'accès était restreint, pourra toujours voir sa responsabilité pénale engagée. (Article 122-9, alinéas 2 et 3 nouveaux du Code pénal)
Le texte dresse également une liste plus complète des représailles interdites à l’encontre du lanceur d’alerte. Le principe d'interdiction des sanctions et discriminations énoncé par la loi « Sapin 2 » portait principalement sur des mesures touchant à l’emploi du salarié (licenciement, formation, promotion, rémunération, affectation, etc.). Cette liste de représailles interdites intègrera également des mesures plus diffuses ou indirectes, telles que les atteintes à la réputation de la personne sur les réseaux sociaux, les intimidations ou encore l'orientation abusive vers un traitement psychiatrique ou médical. Tout acte ou décision relatif à l'une de ces mesures sera nul de plein droit. L'interdiction de prononcer une mesure de représailles est étendue aux menaces et tentatives de recourir à ces mesures.
Sur le plan pénal, tout obstacle à la transmission d’un signalement interne ou externe est passible d’un an de prison et de 15 000 euros d’amende. La loi y ajoute une peine complémentaire d’affichage ou de diffusion de la décision pénale. Les amendes civiles encourues par toute personne, physique ou morale, qui agira de manière dilatoire ou abusive contre un lanceur d’alerte s’élèveront à 60.000 euros (contre 30.000 euros aujourd’hui) et s’ajouteront aux dommages et intérêts que peut obtenir le lanceur d’alerte victime de ces agissements.
Sur le plan civil, en cas de rupture de contrat de travail, le Conseil de prud’hommes saisi par le lanceur d’alerte pourra, en plus de toute autre sanction, condamner l’employeur à abonder le Compte Personnel de Formation (CPF) du salarié jusqu’à 8 000 euros, selon des modalités à fixer par décret.
Il est fort à parier qu’avec ce renforcement du statut protecteur du lanceur d’alerte, certains salariés se verront déjà comme les nouveaux « Edouard Snowden » ou « Frances Haugen » et utiliseront ce dispositif de manière moins complexée comme un moyen de faire déplafonner le barème Macron limitant l’indemnisation d’un licenciement abusif. La bonne foi et le désintérêt de leur démarche deviendront alors le cœur du procès.