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19 juin 2022

Travailleurs de plateformes la routourne continue de tourner

Les travailleurs de plateformes sont-ils des travailleurs indépendants ou des travailleurs salariés, c’est la question à 2,5 millions de francs (375.000 euros) qui agite la jurisprudence sociale du premier semestre 2022.

Le contentieux de la requalification en salarié est ancien. La Cour de cassation a ainsi défini de longue date qu’était salariée la personne qui effectuait une prestation de travail sous un lien de subordination, lien de subordination caractérisé par « l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné » (Cass. soc. 13 nov. 1996 n° 94-13.187).

La Cour de cassation a ensuite précisé que le fait d’effectuer un travail dans le cadre d’un service organisé était un indice de salariat, sans pour autant renoncer au critère déterminant qui demeure la caractérisation d’un lien de subordination (Cass. Soc. 23 avril 1997, n°94-40.909).

Les critères qui définissent le salariat sont donc anciens et cherchent à appréhender les nouvelles formes de travail.

La fin des années 2000 a été marquée par le contentieux des participants aux émissions de télé-réalité. On a alors découvert, non sans étonnement, que résister (ou tenter de résister) aux charmes de tentatrices et tentateurs ou philosopher sur la possibilité d’être une femme alors que l’on était dépourvue de shampoing relevait bien du salariat (Cass. Soc. 3 juin 2009, n° 08-40.981, n° 08-40.982, n° 08-40.983 et n° 08-41.712, n° 08-41.713, n° 08-41.714).

Les années 2010 ont vu l’essor des plateformes de mise en relation, définies à l’article 241 bis du Code général des impôts, principalement dans le domaine de la livraison de nourriture et du transport de personnes. Ces deux secteurs combinés pèsent aujourd’hui une dizaine de milliards d’euros en France.

Dix ans après les arrêts « l’ile de la tentation », les plateformes et leur modèle économique ont été bousculées par les premières décisions des juridictions françaises.

Par deux arrêts de 2018 et 2020, la Cour de cassation semblait avoir sonné le glas de leur mode d’organisation, voire de leur modèle économique, en requalifiant les contrats de prestation de service en contrats de travail, tant pour les travailleurs de plateformes de livraison (Cass. Soc. 28 novembre 2018, n°17-20.079 – arrêt « Take it Easy ») que de transport de personnes (Cass. Soc. 4 mars 2020, n°19-13.316 – arrêt « Uber »).

Si ces arrêts ont effectivement reconnu la qualité de salariés à des travailleurs indépendants, la Cour de cassation a en réalité sanctionné un mode particulier d’organisation du travail, qui caractérisait l’existence d’un lien de subordination. La Cour n’a pas entendu interdire le principe même de l’indépendance pour les chauffeurs et/ou livreurs travaillant avec des plateformes de mise en relation.

Ainsi, dans l’arrêt Take it Easy (Cass. Soc. 28 novembre 2018, n°17-20.079), la Cour de cassation a considéré qu’il existait une relation salariée au regard de deux critères principaux : (i) un système de géolocalisation et (ii) un pouvoir de sanction à l’égard du coursier, basé sur un système de « strikes ».

Dans l’arrêt Uber (Cass. Soc. 4 mars 2020, n°19-13.316), la Cour de cassation a considéré qu’il existait une relation salariée au regard de trois critères principaux : (i) la possibilité pour Uber d’imposer le tarif de la course et de l’ajuster, notamment si le chauffeur a choisi un « itinéraire inefficace », (ii) la possibilité pour Uber de déconnecter le chauffeur en cas d’un certain nombre de refus de course, opérant ainsi un contrôle sur le taux d’acceptation des courses et (iii) la possibilité pour Uber de sanctionner le chauffeur en rompant son contrat en cas d’annulation de courses déjà acceptées ou de « comportements problématiques » remontés par des utilisateurs.

Les plateformes ont pris bonne note de ces griefs et ont adapté leur modèle. Et la jurisprudence a également évolué.

Les cours d’appel de Paris et de Lyon ont par exemple eu à connaître de ce contentieux et ont rejeté à de nombreuses reprises les demandes de requalification (par exemple CA Paris, 8 octobre 2020, n°18/05471 ;CA Lyon 15 janvier 2021, n°19/08056 ; CA Paris 7 avril 2021, n°18/02846 ; CA Paris 15 février 2022, n°19/12511).

La Cour d'appel de Paris (CA Paris 8 octobre 2020, n°18/05471) a ainsi écarté la qualification de salarié au motif notamment que la plateforme n’imposait pas d’horaires de travail et ne disposait d’aucun pouvoir de sanction.

La Cour d'appel a ajouté que l’existence d’une géolocalisation sans démontrer le contrôle du travailleur, l’existence d’un livre d’or, la mise en place d’une auto-facturation par le donneur d’ordres, l’absence de clientèle personnelle du travailleur ou la notification d’une lettre de rupture pour non-respect des engagements contractuels n’étaient pas de nature à démontrer l’existence d’une relation salariée, en l’absence de tout pouvoir de sanction.

Toujours dans un dossier de livreur, la Cour d'appel de Paris (CA Paris 15 février 2022, n°19/12511) a rejeté la qualité de salarié à un livreur dont le contrat avait été rompu. La Cour a précisé que la rupture pour non-respect des conditions contractuelles, notamment de conditions de qualité du livreur, n’était pas, en soi, une sanction. La Cour a relevé que le livreur était libre de se connecter quand il le souhaitait, sans être obligé de s’inscrire préalablement sur des créneaux horaires et qu’il n’avait pas de limitation géographique.

Le mouvement jurisprudentiel était en marche et est arrivé jusqu’à la Cour de cassation.

La Chambre Criminelle de la Cour de cassation, suivant l’avis rendu par la Chambre Sociale le 15 décembre 2021, a rejeté la qualité de salariés à des travailleurs indépendants dès lors que le travailleur est (i) libre d'abandonner en cours d'exécution les missions proposées, (ii) ne reçoit aucune instruction ou consigne lors de leur exécution, que la société ne dispose pas, pendant l'exécution de la mission, du pouvoir de contrôler l'exécution de ses directives et d'en sanctionner les manquements, (iv) quand bien même la correcte exécution des missions est l'objet d'une vérification par la société et que (v) la société peut refuser de verser la rémunération prévue et le remboursement des frais engagés, en cas d'exécution non conforme (Cass. Crim. 5 avril 2022, n°20-81.775).

Avec cet arrêt et fort logiquement, la Cour de cassation valide la possibilité de contrôler a posteriori l’exécution de la prestation de service convenue et même de refuser d’en payer le prix si l’exécution de la prestation n’est pas conforme. Ce faisant, la Cour considère qu’il s’agit simplement d’une application de l’exception d’inexécution, et non d’un pouvoir de sanction.

La Cour de cassation a confirmé son mouvement jurisprudentiel par un arrêt rendu le 13 avril 2022 (Cass. Soc. 13 avril 2022, n°20-14.870) par lequel elle a jugé qu’un conducteur VTC n’était pas un travailleur salarié.

Dans cette espèce, la Cour d'appel de Paris avait retenu la qualité de salarié, en appliquant en partie les anciens critères de la Cour de cassation.

La Cour d’appel a notamment relevé que le chauffeur n'avait pas le libre choix de son véhicule, qu'il y avait interdépendance entre les contrats de location et d'adhésion à la plateforme, que le GPS permettait à la société de localiser, en temps réel, chaque véhicule connecté, de manière à procéder à une répartition optimisée et efficace des courses, en termes de temps de prise en charge de la personne à transporter et de trajet à effectuer, et d'assurer ainsi un contrôle permanent de l'activité du chauffeur, que la société fixait le montant des courses qu'elle facturait au nom et pour le compte du chauffeur, qu'elle modifiait unilatéralement le prix des courses, à la hausse ou à la baisse en fonction des horaires et qu’elle disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du chauffeur, à travers le système de notation par les personnes transportées. L’ensemble de ces éléments caractérisait, selon la Cour d'appel, un lien de subordination.

La Cour de cassation a sanctionné l’arrêt, en précisant que ces éléments ne sont pas suffisants pour démontrer l’existence d’un lien de subordination, se rattachant au triptyque pouvoir de donner des directives, possibilité d’en contrôler l’exécution et d’en sanctionner les manquements.

Par cet arrêt, la Cour de cassation valide le modèle d’organisation des plateformes de mise en relation : la géolocalisation, l’auto-facturation, la variation du prix des prestations et le système de notations des livreurs et chauffeurs ne sont pas, en soi, suffisants pour qualifier la relation de salariés.

Alors que les plateformes pouvaient commencer à entrevoir le bout du chemin, la société Deliveroo a été condamnée par le Tribunal Correctionnel de Paris du chef de travail dissimulé, quelques jours seulement après ces derniers arrêts de la Cour de cassation (Tribunal correctionnel Paris 19 avril 2022). La société a été condamnée au paiement d’une amende de 375.000 euros et deux dirigeants ont été condamnés à 12 mois de prison avec sursis.

Il convient néanmoins de préciser que ce jugement concernait des faits qui se sont produits entre 2015 et 2017 et que depuis cette date le modèle des plateformes a évolué. Par ailleurs, la jurisprudence la plus récente de la Cour de cassation des 5 et 13 avril 2022 a été rendue pendant le délibéré de l’audience correctionnelle et il n’est pas certain que ces décisions aient été prises en compte dans toute leur substance par la juridiction correctionnelle. En tout état de cause, un appel a été interjeté, la décision n’est donc pas définitive.

La condamnation a pourtant fait les gros titres de la presse, occultant le revirement de la Cour de cassation intervenu moins d’une semaine avant et ayant validé leur mode d’organisation des plateformes de livraison.

A ce jour, chacun des deux camps fourbit ses armes jurisprudentielles et aucun ne peut donc se prévaloir du KO final. Les roues des vélos et berlines continuent de tourner dans nos villes, oscillant entre salariat et indépendance au gré des décisions.

L’arrêt de la Cour de cassation du 13 avril dernier devrait néanmoins s’imposer à terme aux juridictions du fond et on peut espérer une plus grande sécurité juridique dans les mois et années à venir.

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