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25 février 2025Lecture 13 minutes

La stratégie européenne d'investissement de détail (RIS) : comment s'orientent les évolutions du marché des investisseurs de détail

Le 24 mai 2023, la Commission européenne a proposé un ensemble de mesures dans le cadre de sa stratégie en matière d’investissements de détail (Retail investment strategy ou « RIS »), modifiant les directives MiF, OPCVM, AIFM, Solvabilité II et DDA, afin d’encourager la participation des investisseurs de détail au financement de l’économie.

Ce paquet législatif vise principalement à améliorer la clarté des communications, à agir contre les pratiques publicitaires trompeuses, à remédier aux potentiels conflits d’intérêts et à renforcer la rentabilité des investissements de détail.

A ce jour, le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne ont adopté des positions divergentes sur certains points clés. Un trilogue devrait bientôt débuter pour parvenir à un accord sur cette nouvelle stratégie.

Afin d’apporter un éclairage sur ces développements et leurs implications, Laurent Massinon, Associé chez DLA Piper à Luxembourg, et Pierre d’Ormesson, Associé chez DLA Piper en France, partagent leurs analyses croisées. Ensemble, ils décryptent les mutations réglementaires à venir et les leviers à actionner pour transformer ces obligations en opportunités.

Quels sont les principaux problèmes liés à l’investissement de détail ? La stratégie RIS permettra-t-elle de les résoudre ?

Pierre d'Ormesson : « La proposition RIS répond au constat selon lequel les investisseurs de détail ne participent pas suffisamment aux marchés financiers de l’UE.

La Commission européenne observe que, malgré un taux d’épargne élevé chez les ménages européens – dépassant 17 % pour les foyers français en 2024 –, leurs investissements sur les marchés financiers restent limités par rapport aux États-Unis, ce qui contribue en partie à la faiblesse de la croissance européenne.

Les conclusions de la Commission européenne soulignent que les investisseurs de détail européens sont confrontés à plusieurs défis : un rapport qualité/prix (« Value for money » ou VFM) défavorable, un manque de transparence et de clarté dans les informations fournies, ainsi que des conflits d’intérêts entre les producteurs et les distributeurs de produits d’investissement de détail.

L’objectif principal de la RIS, à laquelle fait écho le rapport Draghi de 2024 sur la compétitivité de l’UE, consiste à restaurer la confiance des investisseurs en renforçant leur protection et en préservant leurs intérêts. Néanmoins, les positions de la Commission, du Parlement et du Conseil de l’UE divergent et mettent en avant des solutions différentes aux problèmes identifiés, ne constituant pas aujourd’hui un cadre harmonisé de règles RIS.

Certaines des principales associations financières européennes de place ont exprimé leur déception, voire leur inquiétude concernant les mesures proposées qui pourraient, en pratique, s’avérer contre-productives pour la relance de l’Union des marchés de capitaux (CMU). De nombreux espoirs reposent donc sur le processus de trilogue interinstitutionnel pour parvenir à un compromis qui permettrait d’atteindre cet objectif. »

 

Anticipez-vous des frictions entre les concepts de « test du meilleur intérêt » (best interest test) et de « VFM » ?

Laurent Massinon : « Les concepts de best interest test et de value for money peuvent se chevaucher dans le cadre de la stratégie d’investissements de détail.

Le best interest test impose aux conseillers financiers et aux institutions d’agir dans l’intérêt supérieur de leurs clients, en privilégiant leurs besoins et objectifs à des motivations lucratives. Cela implique de recommander des produits les plus adaptés aux clients, même si ces derniers peuvent ne pas être les plus rémunérateurs pour le conseiller.

La value for money vise à garantir que les produits et services offerts aux consommateurs ont une valeur ajoutée suffisante, en comparant les différentes options d’investissement sur la base de leurs performances, frais et qualité.

Les principales tensions susceptibles d’émerger sont les suivantes :

  • Objectifs contradictoires : un produit jugé dans l’intérêt supérieur du client peut ne pas avoir la meilleure value for money. Par exemple, une option d’investissement à faible coût pourrait présenter une meilleure trajectoire de performance à long terme, mais être moins attractive à court terme qu’un produit plus coûteux générant des commissions élevées pour le conseiller.
  • Interprétations subjectives : les parties prenantes peuvent avoir des visions différentes de ce que constitue le best interest et la value for money, entraînant des divergences dans les conseils donnés aux investisseurs. Un conseiller et un client peuvent être en désaccord sur la valeur ajoutée d’un produit.
  • Défis réglementaires : les autorités compétentes devront définir un cadre réglementaire garantissant la coexistence des deux principes. Trouver un équilibre qui incite les conseillers à répondre à l’intérêt supérieur des clients sans compromettre la value for money peut s’avérer toutefois complexe.
  • Perception des consommateurs : les investisseurs pourraient être déconcertés s’ils perçoivent un décalage entre les recommandations qui leur sont faites dans leur meilleur intérêt et la rentabilité globale des produits suggérés.

Bien que ces deux concepts visent à protéger et améliorer l’expérience des investisseurs, leur alignement nécessite un cadre réglementaire précis et une transparence accrue des pratiques de conseil financier. »

 

Quelle est votre opinion sur l’utilisation des benchmarks dans le cadre de l’exigence de value for money ?

Laurent Massinon : « L’utilisation de benchmarks dans le cadre du VFM est un élément clé de la stratégie RIS en ce qu’elle vise à garantir aux investisseurs de détail un juste rapport qualité/prix pour les produits dans lesquels ils investissent.

Les producteurs et distributeurs devront évaluer si un produit a de la valeur ajoutée pour les investisseurs de détail. Pour rendre cette évaluation objective, ils devront également comparer le produit par rapport à des benchmarks élaborés selon le cas par l’Autorité européenne des marchés financiers (ESMA) ou par l’Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles (EIOPA), à partir des données de supervision.

Les benchmarks constituent un outil de comparaison visant à garantir que le modèle de tarification demeure objectif. Un écart par rapport au benchmark pertinent devrait indiquer que les coûts et frais sont trop élevés, ce qui signifie que la valeur ajoutée du produit n’est pas assez élevée, à moins que le producteur ou le distributeur ne puisse apporter la preuve du contraire.

L’utilisation de benchmarks permettra de comparer les coûts et la performance de différents produits d’investissement, facilitant ainsi pour les investisseurs à la fois la compréhension et la justification de leurs coûts.

En mettant en place une stratégie de tarification structurée et en évaluant l’éligibilité des coûts, la stratégie RIS cherche à protéger les investisseurs.

Le recours à des benchmarks classiques peut stimuler la concurrence entre les producteurs, les incitant à proposer des produits offrant un meilleur rapport qualité-prix afin de rester compétitifs.

De façon générale, le recours aux benchmarks dans le cadre des exigences de la value for money a pour objectif de renforcer la protection des investisseurs, accroître la transparence et promouvoir une concurrence équitable sur le marché de l’investissement de détail.

Cela dit, je resterais prudent quant à l’introduction des benchmarks en raison des inconvénients suivants :

  • ils pourraient ne pas être disponibles pour tous les produits, en particulier pour les nouveaux produits ;
  • ils peuvent indirectement conduire à un contrôle des prix et pousser les producteurs/distributeurs à ne proposer que des produits « simples »;
  • ils peuvent engendrer un comportement mimétique où les investisseurs suivent les mouvements du marché au lieu de prendre des décisions d’investissement indépendantes basées sur leur propre analyse ;
  • une dépendance excessive aux benchmarks pourrait limiter la capacité à adapter les stratégies aux conditions fluctuantes du marché ou aux objectifs individuels car les investisseurs pourraient s’en tenir aux indices traditionnels au lieu de considérer des investissements innovants ou alternatifs ;
  • les comparaisons se basant sur des benchmarks se concentrent souvent sur la performance mais peuvent ignorer d’autres facteurs essentiels comme la gestion des risques, l’allocation d’actifs et la planification financière globale ;
  • comme les benchmarks seront élaborés sur la base de données rapportées par les producteurs/distributeurs à leur autorité nationale compétente, puis transmises à l’ESMA/EIOPA, la qualité des données déclarées sera cruciale et impliquera une charge administrative et des coûts supplémentaires pour les producteurs/distributeurs.

Sur le plan législatif, le débat interinstitutionnel persiste encore sur le recours aux benchmarks : bien que la Commission européenne souhaite que les benchmarks soient rendus publics, le Parlement européen estime qu’ils ne devraient être utilisés qu’en tant qu’outil de supervision.

 

La stratégie RIS met-elle trop l'accent sur le coût du produit au détriment de sa valeur générale ?

Laurent Massinon : « La RIS met souvent l’accent sur le coût en raison de la prise de conscience croissante des investisseurs concernant les frais et leur impact sur les rendements à long terme. Cependant, se concentrer uniquement sur le coût peut parfois occulter d'autres facteurs essentiels qui contribuent à la valeur globale d'un produit, c'est pourquoi je prendrais également en compte les aspects suivants :

  • Performance : bien que les produits à faible coût puissent être attractifs, ils ne garantissent pas toujours les meilleurs résultats. Il est essentiel d'évaluer la performance d'un investissement par rapport à celle de ses pairs, plutôt que de se limiter uniquement au ratio de frais.
  • Qualité de la gestion : les stratégies de gestion active peuvent engendrer des frais plus élevés, mais elles ont aussi le potentiel de générer des rendements supérieurs grâce à une gestion experte. Il est crucial d’évaluer l’historique de performance du gestionnaire de fonds ou de l’équipe d’investissement pour apprécier la valeur globale du produit.
  • Allocation d’actifs : un portefeuille diversifié peut entraîner certains coûts, mais les avantages en termes de gestion des risques et de potentiel de rendement plus élevé peuvent compenser ces coûts. Une allocation d’actifs adaptée aux objectifs d’un client peut s'avérer plus précieuse que de simplement choisir les options les moins coûteuses.
  • Efficacité fiscale : certains investissements offrent de meilleurs rendements après impôts, même s’ils ont des coûts initiaux plus élevés. La compréhension des implications fiscales peut donc jouer un rôle significatif dans l’évaluation de la valeur d’un investissement.
  • Service et accompagnement : les investisseurs de détail négligent souvent l'importance du service fourni par les conseillers, que ce soient les conseils, la planification financière ou encore le soutien en période de turbulences sur les marchés. La relation et l’accompagnement proposés peuvent avoir un impact durable sur la réussite globale d’un investissement.

En résumé, le coût est un facteur essentiel, mais il est important pour les investisseurs d’adopter une approche globale qui prenne en compte la performance, la qualité et le contexte général de leurs objectifs financiers. Parvenir à un équilibre entre le coût et ces différents aspects permettra d’obtenir une évaluation plus complète de la valeur du produit. »

 

Pouvez-vous nous donner plus d’informations sur la façon dont les incitations (inducements) vont être traitées ? Les problématiques qui y sont liées ont-elles été correctement traitées ?

Pierre d'Ormesson : « Jusqu’à présent, la réglementation des inducements a été au cœur du débat européen sur la RIS.

La proposition de la Commission européenne vise à instaurer un nouveau cadre réglementaire pour les inducements avec l’objectif d’éliminer les biais potentiels dans le conseil, notamment en réduisant les conflits d’intérêts entre les investisseurs de détail et les distributeurs, plus particulièrement ceux liés aux modèles de rémunération :

  • Interdiction de la perception de commissions de suivi pour les services d’investissement sans conseil, notamment dans le cadre de la réception et la transmission d’ordres (RTO) ou de la vente sans conseil. Les effets de ces interdictions seront évalués trois ans après l’entrée en vigueur de la directive, et cela pourrait éventuellement mener à une interdiction totale des rétrocessions.
  • Renforcement de la transparence et des informations fournies aux investisseurs concernant le paiement des commissions, leurs coûts et leur impact sur les rendements attendus d’un produit (notamment via des rapports détaillés mis à disposition des clients de détail sur la performance de leurs investissements) ; les intermédiaires financiers seront tenus d’attester de leur conformité à ces règles auprès de leur autorité nationale de supervision.

Le Parlement et le Conseil adoptent des positions différentes à celle de la Commission sur les incitations. Le Parlement prône une interdiction des inducements pour les conseillers financiers, tandis que le Conseil de l’Union européenne autorise leur maintien dans le cadre des ventes execution only (ventes sans conseil). Il est important de noter que le Conseil ajoute un ensemble de garanties renforcées pour couvrir tout conflit d’intérêt potentiel (exigences accrues en matière de transparence et mesures visant à garantir qu’un conseiller agit exclusivement dans l’intérêt de l’investisseur) et veiller à ce qu’il n’y ait pas d’exemption intra-groupe ni de traitement préférentiel pour les incitations versées par des entités appartenant au même groupe.

Le trilogue à venir sera décisif pour déterminer la position finale des institutions européennes sur les inducements et les avantages financiers accordés en lien avec les investisseurs de détail.

Les États membres ayant déjà mis en place des mesures restreignant ou interdisant l’usage d’incitations et souhaitant appliquer des règles plus strictes seront autorisés à le faire dans le cadre de la RIS. Cela signifie que nous pourrions toujours observer une fragmentation du marché européen sur ce sujet.

 

Les modifications liées à la catégorisation des investisseurs sont-elles nécessaires et pourquoi ?

Pierre d'Ormesson : « Une partie de l’industrie française a soutenu que les protections de MiF II sont trop contraignantes pour certains investisseurs qui sont actuellement classés dans la catégorie des clients de détail. Le cadre actuel permet aux investisseurs d’être recatégorisés en qualité de clients professionnels sur demande s’ils remplissent certains critères, tels que la réalisation d'un certain nombre de transactions significatives, l’exercice – pendant au moins un an – d’une activité professionnelle dans le secteur financier nécessitant une certaine connaissance des marchés, ou encore la détention d’un portefeuille d’investissement supérieur à 500 000 euros.

Certains acteurs du marché plaident désormais pour l’introduction d’une nouvelle catégorie de clients ou pour un assouplissement des critères existants pour qualifier comme clients professionnels, estimant que cela permettrait aux investisseurs de détail d’accéder plus largement aux marchés de capitaux tout en maintenant un niveau de protection adapté.

Cette évolution est reprise dans la proposition RIS de la Commission ainsi que dans les positions du Parlement et du Conseil. Plus particulièrement, la proposition de la Commission visant à abaisser le seuil de 500 000 euros à 250 000 euros permettrait aux clients issus d’États membres ayant un PIB par habitant plus faible de demander une catégorisation en tant que professionnels. Enfin, avoir suivi certaines formations ou justifier de connaissances suffisantes pourraient également être introduits comme quatrième critère dans les règles MiF de catégorisation des clients. »

Pour comprendre comment la stratégie européenne d’investissement de détail pourrait impacter votre activité, ou pour toute question, n’hésitez pas à contacter Laurent Massinon et Pierre d’Ormesson.