|

Ajouter un favori pour commencer

ab2
11 avril 2024Lecture 6 minutes

Sélection des dernières évolutions jurisprudentielles en matière de droit / liberté de la preuve

Alors que pendant longtemps, dans le procès civil, la preuve se devait d’être loyalement obtenue, la chambre sociale de la Cour de cassation a construit au fur et à mesure de sa jurisprudence « un droit à la preuve illicite » dans certaines circonstances (voir notre commentaire précédent). Venant entériner cette tendance, suivie plus timidement par ses autres chambres, la Cour de cassation en Assemblée Plénière a opéré un revirement le 22 décembre 2023 et décide qu’ « il y a lieu de considérer désormais que, dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats », « il en résulte que, dans un procès civil, le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une preuve obtenue ou produite de manière illicite ou déloyale porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence ».

A l’aune de ce nouveau régime, l’exercice du droit à la preuve doit être mis en balance avec les autres intérêts auxquels la production de la preuve litigieuse pourrait porter atteinte.

Ces intérêts peuvent concerner le droit au respect de la vie privée/personnelle, ou encore le droit au secret : médical 1 ou des correspondances 2.

D’un point de vue procédural, l’Assemblée Plénière confirme que le juge n’a à procéder à l’examen d’un élément de preuve dont il estimerait qu’il présente un caractère illicite ou déloyal que « lorsque cela lui est demandé », c’est-à-dire lorsqu’il est saisi d’un moyen tiré de l’admission de la preuve illicite ou déloyale au titre du droit à la preuve.

Sur le fond, les conditions d’admission de la preuve illicite ou déloyale sont les suivantes :

  • la production de la preuve illicite ou déloyale doit être indispensable à l’exercice du droit à la preuve, d’une part ;
  • l’atteinte que cette production entraîne au droit protégeant l’intérêt de l’autre partie doit être strictement proportionnée au but poursuivi, d’autre part.
 
Dans ce nouveau contexte : quel exercice du pouvoir disciplinaire de l’employeur ?

Dans son deuxième arrêt, l’Assemblée plénière se prononçait sur la preuve tirée d’une conversation privée et publiée sur les réseaux sociaux ensuite utilisée par l’employeur dans le cadre d’un licenciement pour faute grave.

La Cour de cassation a estimé que la preuve était déloyale : « une conversation privée qui [n’est] pas destinée à être rendue publique ne [peut] constituer un manquement du salarié aux obligations découlant du contrat de travail ». Echappe donc au pouvoir disciplinaire de l’employeur le contenu d’une conversation privée qui n’est pas destinée à être rendue publique, ce contenu relevant du secret des correspondances / des communications privées.

Elle l’a de nouveau rappelé à l’occasion d’un arrêt du 6 mars 2024 dernier dans un contexte où cette fois-ci, ce n’est pas un réseau social personnel qui avait servi de support à des conversations litigieuses, mais la messagerie professionnelle.

Malgré le caractère xénophobe et raciste de ces échanges, ils ne peuvent justifier un licenciement disciplinaire puisqu’ils n’avaient pas vocation à être rendus publics. Comme dans l’arrêt précédent, c’est une erreur (d’envoi de destinataire par l’un des membres du groupe de discussion privée) qui a porté à la connaissance de l’employeur les propos qui y étaient tenus.

Le licenciement prononcé par l’employeur a porté atteinte à la vie personnelle des salariés.

A l’inverse, dans un arrêt rendu le 14 février dernier 3 , la vidéosurveillance produite par l’employeur était déclarée recevable.

Après avoir constaté des anomalies dans les stocks et réalisé des inventaires confirmant des écarts injustifiés, l’employeur n’a pas eu d’autre choix que de procéder au visionnage des enregistrements issus de la vidéo protection pour identifier l’auteur des vols. A partir des produits passés en caisse, la responsable de la pharmacie avait croisé les séquences vidéo avec les relevés des journaux informatiques de vente. Ce contrôle avait révélé 19 anomalies graves en moins de 2 semaines. La salariée “surveillée” s’est vue licenciée pour faute grave.

Elle contestait alors son licenciement en raison de l’absence d’information sur le dispositif de vidéosurveillance, de l’absence de demande d’autorisation et enfin de l’atteinte disproportionnée que ce dispositif portait à sa vie privée.

Or, le dispositif était jugé recevable au motif qu’il intervenait en dernier recours, après l’échec des autres moyens de preuve. Le contrôle de proportionnalité a porté sur les éléments suivants :

  • le visionnage des enregistrements avait été limité dans le temps et réalisé par “la seule dirigeante de l’entreprise“, dans un contexte de disparition de stocks, et après des premières recherches restées infructueuses
  • la production des données personnelles issues du système de vidéosurveillance était indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur et proportionnée au but poursuivi.
 
Exercice du droit à la preuve des salariés dans les litiges prud’homaux

Dans le cadre de sa demande en résiliation judiciaire 4 , un salarié produit la retranscription d’un entretien avec les membres du CHSCT qui avaient été désignés pour réaliser une enquête sur l'existence d'un harcèlement moral de l'employeur à l’encontre du salarié concerné. Cet entretien a été enregistré à leur insu.

La cour d’appel puis la Cour de cassation ont jugé irrecevables la retranscription, obtenue de manière déloyale, après avoir constaté que :

  • d’une part, le médecin du travail et l'inspecteur du travail ont été associés à l'enquête menée par le CHSCT et que le constat, établi par le CHSCT dans son rapport d'enquête, avait été fait en présence de l'inspecteur du travail et du médecin du travail ;
  • d’autre part, les autres éléments de preuve produits par le salarié laissaient supposer l’existence d’un harcèlement moral.

Ici, d’autres éléments de preuve étaient produits : la preuve déloyale est donc écartée des débats car jugée non-nécessaire à l’avènement de la vérité. Le caractère indispensable des moyens de preuve fait partie de l’examen des juges du fond, à charge pour les parties d’en débattre.

Il y a fort à parier que ce contentieux des moyens de preuve a de beaux jours devant lui. Les réunions du CSE ou les entretiens préalables présenteront encore davantage d’enjeux : l’ombre de l’enregistrement illicite n’étant plus très loin.


1 Cass. soc., 20 déc. 2023, n° 21- 20.904
2 Cass. soc., 6 mars 2024, n° 22-11.016
3 Cass. soc. 14 février 2024, n° 22-23.073
4 Cass. soc., 17 janvier 2024, n° 22-17.474